Les usages du politique et leurs enjeux dans les pratiques artistiques et expressions esthétiques
Revue Cultures-Kairos
Deadline: 21 avril 2013
L'objectif du second numéro thématique de Cultures-Kairós
est de s'interroger sur les manières dont l'artistique et le politique
se rencontrent, se superposent et interagissent dans les sociétés
contemporaines, et de se demander ce que nous révèlent ces « liens »
dans le cadre de mobilisations sociales ou de manifestations ne relevant
pas du champ du politique. Ce numéro cherchera à saisir en quoi de tels
objets permettent de repenser les positionnements et les
questionnements classiques de l'anthropologie politique, et de
l’anthropologie du corps et de la performance, s’intéressant aux
relations de pouvoir et de domination à partir d'une analyse de la
mobilité des frontières entre le politique et l'artistique ainsi que de
réflexions sur les dimensions performatives, créatrices et
émancipatrices des pratiques esthétiques et artistiques.
L'usage
de termes spécifiques et distincts, ainsi que l'existence
d'institutions elles-mêmes distinctes dans la majorité des sociétés
contemporaines, amènent à supposer que parler d'artistique et de
politique revient à parler de deux réalités assez différentes pour
« pouvoir entrer en rapport sans [y] perdre leur identité » et qu'il
soit concevable que l'une soit subordonnée à l'autre (Dufrenne,
1974).Est-on forcément face à un rapport de subordination entre deux
« champs » et objets bien distincts ? Dans quelle mesure peut-on
considérer l’objet politique et l’objet artistique de manière
indépendante sans toutefois confondre leur dimension politique avec
leurs rapports économiques et leurs stratégies de communication ?
Comment
comprendre les rencontres entre la scène artistique et la scène
politique en dehors de la conclusion hâtive d'une politisation de
l'esthétique ou d’une esthétisation de la politique relevant d'une
logique idéologique ? En effet, la scène est ce qui semble les projeter
dans une même logique, et celle-ci, conditionnée par la performativité,
pourrait bien en faire des phénomènes aux mêmes logiques politiques,
dont la politique, défaite de son sens commun de pratique étatique,
devient une pratique culturelle et sociétale de redistribution et de
reconfiguration des relations de pouvoir.
Que
peuvent nous apprendre les mobilisations politiques de pratiques,
phénomènes, ou objets dits « artistiques » sur les limites des sociétés
démocratiques et les enjeux contemporains de domination, marginalisation
et assujettissement ? Quelle est la réalité des compétences
émancipatrices de telles mobilisations et quelles sont leurs limites ?
S'inscrivent-elles dans le cadre d'une lutte pour la reconnaissance
sociale (Taylor, 1992) dont les enjeux relèvent de l'estime de soi des
sujets (Honneth, 1992), de questions de politiques publiques en faveur
des populations impliquées (Fraser, 2005), d’instrumentalisations visant
le maintien d’hégémonies sociales et de privilèges ? De quelles
manières la sphère économique vient-elle les motiver, les encourager ou
les supprimer ? Quelles autres pistes peuvent nous conduire vers
d’autres lectures et quels objets ont validé de nouvelles configurations
sociales possibles ?
Les
approches mettant au cœur de leurs réflexions les liens entre
artistique et politique à partir de recherches empiriques sont
relativement nombreuses dans le champ de l’anthropologie symbolique et
de la performance, mais elles restent timides dans le champ d’une
anthropologie politique « classique ». Or, la démocratisation en cours
des sociétés dites industrielles (et post-industrielles) accélère les
renouveaux stratégiques des communautés à l’œuvre dans la fabrique du
politique à travers leurs expressions esthétiques, et artistiques, dès
lors que celles-ci sont enchâssées dans des dispositifs socialement
reconnus. Certaines ont été capables de réorienter l’actualité des
sociétés dans lesquelles elles s’inséraient. De même, face à la tendance
de la démocratie à devenir un ensemble de techniques et de connaissance
de gouvernance permettant de reproduire l’hégémonie (Chatterjee, 2009),
il est intéressant de se demander dans quelle mesure les expressions
esthétiques et artistiques de populations dominées et marginalisées
peuvent participer d’un renouveau de la démocratie.C'est pourquoi ce
numéro cherche à les mettre en valeur, en perspective, et les discuter.
Pour cela, seront privilégiées des contributions s'appuyant sur des
données ethnographiques denses et récentes, et relevant d'approches
anthropologiques, ethnologiques, esthétiques, ethnomusicologiques ou
transdisciplinaires dans la mesure où elles contemplent en particulier
ces approches, afin d'enrichir nos perspectives de réflexion et de
saisir en quoi de tels objets peuvent nous permettre de mieux
appréhender la dynamique des rapports sociaux au sein des sociétés
contemporaines. C’est aussi une manière de tenter de penser le social
non plus en terme exclusif mais aussi de rechercher de quelle façon les
différentes valeurs sociales et culturelles cohabitent, comment les
acteurs s’y (dés)ajustent, et enfin, d’ouvrir le débat.
Des contributions sont attendues à partir des axes suivants :
1 – Les marges, leurs productions artistiques et leur devenir citoyen
Le
rôle des marges a souvent été soulevé dans les reconfigurations
sociales à partir des phénomènes artistiques. « À propos du concept
d’Histoire », Walter Benjamin signalait que « la tradition des opprimés
nous enseigne que « l’état d’exception » est la règle », et que pour
consolider notre lutte contre l’autoritarisme (il parle de
« fascisme »), notre tâche était de l’instaurer. L’état d’exception
serait le moteur d’une dynamisation sociale par les communautés
marginalisées qui s’en saisissent pour élaborer des discours, bien
souvent au travers d’expressions esthétiques codifiées, visant une
critique de l’ordre établi des choses. Celle-ci empêche l’institution
d’un principe d’ « inconsistance du trait égalitaire » (Rancière, 2002),
par définition stérile. Pour Jacques Rancière (2002), le « peuple » est
un dispositif de litige qui met en scène l’ambiguïté. Il est, par
rapport aux multitudes (décrites par Hardt & Negri, 2004) – et à la
pensée des multitudes – opération de différenciation par laquelle surgit
la politique.
Quelles
sont les manières dont les pratiques et les formes de visibilité de
l’art interviennent elles-mêmes dans le partage du sensible et dans sa
reconfiguration (Rancière, 2004) ? Comment ces communautés
utilisent-elles leurs modes d’expression pour manifester leurs
différences et instituer, voire institutionnaliser, leurs voix ? Qu'il
s'agisse de mises en scène liées à une certaine indigénéité ou
autochtonie lors de Festivals, ou plus simplement d'artistes issues
d'une population marginalisée mais reconnus dans un milieu artistique
« académique » (Babadzan, 2009 ; Glowczewski et Henry, 2007), à l'instar
des peintres aborigènes par exemple, ou encore de résistance à
l’institutionnalisation des « folklores » et « cultures populaires » du
monde, des réflexions sur les manières dont ces pratiques ou événements
relèvent d'enjeux politiques seront privilégiées.
Qu’est
ce qui se joue derrière ces mises en scène ? Participent-elles d’un
processus de revivification, de (re)construction identitaire et/ou
ethnico-raciale, d’une militance expressive visant un « projet
social » ? Est ce que cette visibilité permet aux acteurs engagés d’être
reconnus (ou reconnus différemment) dans la sphère politique et plus
généralement publique ? Selon les cas, quelle est la part des autorités
publiques dans l’instrumentalisation de ces identités mises en scène et
de ces mises en scènes des identités ?
À
partir d'une mise en perspective socio-historique des conditions de
domination et de constitution d'un statut subalterne (Spivak, 2009) ou
marginal, nous attendons des travaux s’attachant à montrer les manières
dont ces usages remettent en cause les frontières entre le champ de
l'artistique et du politique. En effet, de tels objets permettent de
s'interroger sur les limites de la démocratie formelle et les possibles
alternatives pour les contourner à travers le champ du sensible, mais
aussi de se demander s'il peut s'agir là d'un moyen de rendre le
principe de citoyenneté plus effectif et de tendre vers une citoyenneté
pleine pour les populations impliquées (Boudreault-Fournier et Saillant,
2012)
2 – Mobilisations sociales contemporaines : quel art au service de quel politique ?
Ce
deuxième axe de réflexion rassemblera des contributions analysant les
usages de pratiques artistiques au sein de mouvements sociaux
constitués, et qui établissent leurs stratégies de communication sur des
pratiques artistiques ou l’expérience esthétique. Ceci, qu'il s'agisse
de mouvements sociaux ayant une réflexion sur l'usage de telles
pratiques au sein de leur lutte, comme le Mouvement des Sans Terre du
Brésil (Martig, 2009), ou d'autres mouvements où de telles pratiques
sont centrales sans pour autant qu'il y ait une réflexivité formalisée
sur l'usage de l'artistique comme outil politique. Cela peut en effet
être le cas de rappeurs dits « engagés » dont la militance n’est pas
systématisée dans une formulation politique, ou d’experts ou maîtres
d’une tradition issus d’une communauté agraphe, ou sans avoir accès ou
sans détenir les instruments traditionnels de la communication
politisée, et agissant dans une sociétéglobalisée.
Au
regard des conditions socio-historiques de domination des populations
engagées dans ces mouvements, ou pour lesquelles ces mouvements se
mobilisent, les contributions devront mettre en lumière de quelles
manières la rencontre, la superposition et les interactions entre scènes
artistiques et politiques s'inscrivent dans une dynamique de
reconnaissance sociale (Taylor, 1992 ; Honneth, 1992 ; Fraser, 2005).
Les analyses montrant comment l'usage de pratiques artistiques au sein
de mouvements sociaux participe à changer la manière dont les
populations politiquement représentées par les mouvements sociaux sont
perçus dans les sociétés considérées en terme de citoyenneté symbolique
(Margalit, 2007) seront privilégiées. Il s’agira d’analyser le rapport
entre la sphère artistique et la sphère du politique dans le contexte
des mobilisations sociales contemporaines, mettre en exergue la
singularité des différentes stratégies des acteurs à l’œuvre, et en
soulever les limites.
3 - De la performativité : l’émancipation comme enjeu de la création
Il
s’agira dans cet axe d'interroger la performativité de la mise en scène
des « arts » et des formes d’expression esthétiques – ne bénéficiant
pas de structures d’accueil à l’instar des « mondes de l’art » ou de la
« société du spectacle » – en termes d'émancipation sociale. Qu'elles
soient réalisées dans un but politique de manière isolée, ou organisées
au sein de mouvements sociaux, collectifs artistiques aux divers
objectifs, pour communiquer auprès de la société ou créer un sentiment
d'appartenance, ce qu’on pourrait appeler la condition performancielle –
telle que définie par Bauman and Briggs (1990) en particulier – qu’on
retrouve au sein de ces pratiques religieuses, artistiques, politiques,
de la « culture populaire », ou de grands événements médiatiques
globaux…se révèle être un objet particulièrement intéressant pour saisir
plus en profondeur les enjeux sensibles du politique.
En
effet, il nous semble qu'il peut s'agir d'un objet particulièrement
fécond pour interroger des processus de reconnaissance sociale au niveau
des sujets en termes d'estime de soi (Honneth, 2008), d'empowerment,
de réactualisation constante du sujet (Butler, 2004), de réaffirmation
de soi comme « acteur de sa propre histoire » (Bhabha, 2007) ou encore
plus largement de l’effondrement de catégories socialement construites
(genre, race, classe), mais aussi à un autre niveau, en ce qu'elles
permettent de créer des expériences esthétiques (Cerclet, 2009)
inédites.
Qu’il
s’agisse de donner à voir la portée utopique de l'esthétisation du
politique, ou les limites idéologiques de la politisation de
l'esthétique (Dufrenne, 1974), et d’en montrer ainsi le potentiel
émancipateur et désassujettissant, ou non, les contributions de cet axe
viseront ici à montrer à la fois les limites et les capacités
émancipatrices des relations entre l’esthétique et le politique à partir
d'analyses de performances. Les discussions sur la portée théorique et
pratique de notions du champ de l’agentivité, en tant que porteuses de
potentiels politiques de l’action expressive, seront également
appréciées.
Organisateurs :Sofiane Ailane, Laure Garrabé, Alexis Martig
Babadzan, Alain, Le spectacle de la culture. Globalisation et traditionalismes en Océanie, Paris : L'Harmattan, 2009.
Bacque, Marie-Hélène, « Empowerment et politiques urbaines aux États-Unis », Géographie, économie, société, vol. 8, pp.107-124.
Bauman, Richard ; Briggs, Charles, Poetics and performance as critical perspectives on language and social life, Annual review of anthropology, vol 19, 1990, pp. 59-88.
Bhabha, Homi K, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris : Payot & Rivages, 2007.
Boudreault-Fournier, Alexandrine et Saillant, Francine, Afrodescendances, cultures et citoyenneté, Québec : Presses de l'Université Laval, 2012.
Butler, Judith, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris : Amsterdam, 2004.
Cerclet, Denis, « L'expérience patrimoniale », Martor, revue d'anthropologie du Musée du paysan roumain, n°14, 2009, p. 23-36.
Chatterjee, Partha, La politique des gouvernés. Réflexions sur la politique populaire dans la majeure partie du monde, Paris : Amsterdam, 2009.
Dufrenne, Mikel, Art et Politique, Paris : Union Générale d'éditions, 1974.
Fraser, Nancy, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris : La Découverte, 2005.
Gilroy, Paul, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris : Kargo, 2003.
Glowczewski, Barbara ; Henry, Rosita, Le défi indigène. Entre spectacle et politique, Montreuil : Aux lieux d'être, 2007.
Hall, Stuart, Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris : Amsterdam, 2007.
Hardt, Michael ; Negri, Antonio, Multitude : war and democracy at the age of the Empire, New-York : The Penguin Press, 2004.
Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris : Les éditions du Cerf, 2000.
Laplantine, François, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris : Téraèdre, 2005.
Margalit, Avishai, La société décente, Paris : Flammarion, 2007.
Martig, Alexis, « De la perception à l’inégalité sociale : la construction de l’altérité. », RITA, N°2 : août 2009, (en ligne), Mis en ligne le 01 août 2009. Disponible en lignehttp://www.revue-rita.com/content/view/50/1/
Rancière, Jacques, « Peuple ou multitudes ? », Entretien avec Eric Alliez, in Multitudes, juin 2002. Disponible en ligne : http://multitudes.samizdat.net/Peuple ou multitudes ?
Rancière, Jacques, Malaise dans l’esthétique, Paris: Galilée, 2004.
Spivak, Gayatri Chakravorty, Les subalternes peuvent-elles parler ? Paris : Amsterdam, 2009.
Envoi des contributions : avant le 21.04.2013
aux deux adresses suivantes :
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